325. Eudor

imageComme je devais vivre pendant quelques années en Martinique, je me suis renseigné avant mon départ sur l’histoire de cette île et suis tombé sur le « Cahier du retour au pays natal » d’Aimé Césaire. À l’époque je ne lisais pas ou très peu de poésies et cette lecture a été un double choc, d’une part la force des mots du poète pour dire sa révolte contre les souffrances de son peuple,

« Partir. Mon coeur bruissait de générosités emphatiques. Partir..,
j’arriverais lisse et jeune dans ce pays-mien et je dirais à ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair :
«J’ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies»…
Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : « Embrassez-moi sans crainte… Et si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerai ».
Et je lui dirais encore :

« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir.» Et venant je me dirais à moi-même: «Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse… »*

et d’autre part, je découvrais la poésie en vers libres. Grâce à ce bouquin, je suis rentré de plein pied dans la culture de cette ancienne terre esclavagiste et alors que beaucoup de « métros » ne comprenaient pas ce pays, se plaignaient de la mentalité revendicatrice locale (grèves à répétitions, manifestations) et d’un comportement parfois hostile envers eux , « mon cœur bruissait de générosités empathiques » et je me suis lié rapidement avec des autochtones, au point que j’y ai prolongé mon séjour de trois ans. J’habitais dans un coin paumé, loin des quartiers où se regroupaient les gens qui comme moi venaient du continent. Mon fils était le seul blanc de l’école. Le jour de la rentrée ses camarades avaient passé leurs mains sur sa peau pour vérifier si elle était lisse.

Il y avait là un très vieux pêcheur qui passait ses journées assis devant sa cabane en fibro-ciment à regarder l’océan et la petite colline, un « morne », comme on dit là-bas, qui se trouvait de l’autre côté d’un bras de mer. À propos de cette petite colline abrupte, il m’avait raconté que les ancêtres des « Békés », les esclavagistes, punissaient les esclaves en les faisant dégringoler du sommet, enfermés dans des tonneaux hérissés de clous à l’intérieur. Cette histoire s’était transmise de génération en génération dans sa famille, j’avais du mal à la croire. En me renseignant sur les sévices infligés aux esclaves, j’ai eu confirmation de la pratique et ai pris connaissance de bien d’autres, toutes aussi cruelles les unes que les autres. Les tortionnaires d’alors n’avaient rien à envier dans ce domaine aux nazis. J’ai sympathisé avec lui, il s’appelait Eudor ( Ce prénom lui allait à merveille lui qui avait un cœur d’or), nous bavardions de longs moments pendant que ma fille âgée d’une année environ faisait ses premiers pas, allant de l’un à l’autre, s’agrippant à nos genoux et jouant avec des coquillages. Il était très doux, avait un grand sourire et un regard profond. Il se levait dés qu’il nous voyait gravir la petite butte qui menait à sa case de ciment et me préparait une chaise pour que je m’assois et un verre d’eau fraîche, j’étais un peu gêné au début de toute cette attention, j’ai pensé que c’était lié à la couleur de ma peau (En Martinique, certains disent des métis à la peau claire qu’ils sont « bien nés »), une sorte d’attitude de « respect » du blanc qui a été longtemps un maître redouté et puis je me suis rendu compte qu’il n’en était rien, c’était un homme bon. Il avait bâtis sa cabane à cet endroit dans les années cinquante, les gendarmes ont voulu l’en déloger à maintes reprises, mais il a tenu, il estimait qu’il avait le droit à son bout de terre, qu’il le méritait au nom de ce que ses ancêtres et lui ont fait pour leur pays. En bas, il avait son bateau de pêche amarré à un ponton, le même que lorsqu’il était en activité, il l’avait peint en orange avec un liseret bleu, il était magnifique, une véritable pièce de collection dont il se servait encore pour aller pêcher avec son gendre. Je pourrais vous raconter des milliers de choses à son sujet tant nous avons discuté. Je le laissais toujours à regret. Quand il nous fallait rentrer, il se levait et nous accompagnait un peu sur le talus avant de nous faire de grands signes de la main. Il retournait ensuite s’assoir et reprenait sa contemplation quasiment religieuse du paysage qui s’offrait à ses yeux. Pourquoi « quasiment » religieuse ? Religieuse, oui, pleinement même, comme l’entendait Lucrèce quand il écrivait; « La piété, ce n’est pas se montrer à tout instant couvert d’un voile et tourné vers une pierre, et s’approcher de tous les autels; ce n’est pas se pencher jusqu’à terre en se prosternant, et tenir la paume de ses mains ouvertes en face des sanctuaires divins; ou lier sans cesse des vœux à d’autres vœux; mais c’est plutôt pouvoir tout regarder d’un esprit que rien ne trouble. »

*Aimé Césaire, Extrait du Cahiers du Retour au Pays Natal

3 réflexions sur “325. Eudor

  1. Vous m’avez réconcilier avec le  » pays natal »qu’on avit voulu me faire lire au collège mais je n’etais pas prête à l’époque. C’est très beau la façon dont vous parlez de votre ami Eudor. Vos converstions mériteraient certainement d’être contées si ce n’est sur blog, tout du moins sur papier pour votre petitquk aura fait ses premiers pas dans cette parenthèse enchantée

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    1. C’est une grande fierté pour moi de t’avoir fait aimer cette poésie, bien plus grande finalement que celle que j’aurais eu à serrer la main d’Aimé Césaire! Une semaine après mon arrivée à Fort de France, je me suis rendu à la commémoration de l’abolition de l’esclavage à laquelle participait ce co-fondateur du mouvement de la négritude. Je l’ai vu au premier rang du cortège, il était au milieu, encadré par des gens bien plus grands que lui, il m’avait paru très petit (Comme quoi on peut être petit et être un grand homme!) mais je me souviens aussi qu’il dégageait une force incroyable, une sérénité, il avait un petit sourire au coin de la bouche, ils étaient tous bras-dessus bras-dessous, il semblait très heureux, j’étais venu avec l’intention de le saluer, de lui dire un mot de remerciement pour son livre et au bout du compte, je n’ai pas osé l’approcher. Je te recommande ses écrits poétiques et politiques, j’ai eu beaucoup de mal à choisir un passage pour cet article, c’était un grand écrivain doublé d’un homme politique engagé. Je profite de ton commentaire (qui me fait très chaud au coeur) pour glisser ici un autre passage, politique celui-là, de ses écrits;

      Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.

      Discours sur le Colonialisme (1950), Aimé Césaire, éd. Présence africaine, 1989 (ISBN 2-7087-0531-8), p. 13-14

      Ton pseudo est très bien choisi et tes photographies sont très belles, je suis fier aussi que ce que j’écris puisse t’intéresser. Quand a ma fille, elle fait aussi de la photo, je ne manquerai pas de lui donner les coordonnées de ton blog ainsi que de lui donner à lire « Eudor », pendant quelques instants, en l’écrivant, je l’ai revue avec juste une couche comme vêtement, se déplacer chancelante entre Eudor et moi, j’ai ressenti une grande émotion, un grand attendrissement, elle a dix huit ans aujourd’hui, le bonheur est fait de moments comme ceux-là, je t’en souhaite.

      A bientôt, j’espère.

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      1. L’extrait sur Hitler est très percutant car il me fait voir ce morceau d’histoire différemment; c’est très intéressant. J’ai une pile de 20 livres qui m’attendent mais dès que je le peux, je m’attèle à Aimé (ce prénom me rappelle toujours une rue dans le 18ème où j’habitais avant et qui se nommait : Aimé Lavy ; lorsque je la remontais j’avais un sourire en pensant à l’humour de ses parents !bref.). Et donc votre petite n’est plus si petite que ça! A bientôt

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