Un regard à déshabiller l’âme

 

Les peines du cœur sont semblables aux torrents de la montagne : elles se calment en se partageant. Déposez dans mes mains fraternelles la moitié de votre fardeau, et vous serez soulagé.
Monsieur Corbeau – Les amours d’un rossignol et d’une rose
[ Félicien Mallefille ]

Pendant mes études de psychologie, j’ai fait un stage dans un hôpital qui recevait des patients en fin de vie. Le premier jour de mon arrivée, au briefing du matin, la psychologue responsable de mon stage, ne sachant quelle mission me confier interroge les aide-soignantes sur un éventuel besoin d’intervention auprès des patients dont elles avaient la charge. Elles réfléchissent, se regardent dubitativement, jusqu’à ce que l’une d’elle déclare en haussant les épaules, « Y peut bien aller voir Mr X, ça peut pas être pire! ». On me parle alors d’une personne souffrant d’un cancer des voies digestives en phase terminale, profondément dépressive. Mr X ne parle presque plus, ne lit plus, ne regarde plus la télé, ne s’intéresse plus à rien, il passe ses journées recroquevillé dans son lit. L’après-midi, je me rends devant la porte de sa chambre et je frappe. Je n’entends pas le moindre bruit en retour. Je recommence. Toujours le silence. Je finis par entrouvrir la porte de sa chambre et glisse ma tête d’en son entrebâillement. Mr X est effectivement recroquevillé sur son lit, en chien de fusil, sous ses draps. Il ouvre les yeux par intermittence. Je saisi un de ses regards et lui demande si je peux entrer, il me fait un signe de la tête que j’interprète comme un acquiescement. Je rentre. La première chose qui me frappe c’est l’odeur de la pièce, ça pue la merde. J’essaie de dissimuler mon écœurement. Je m’approche du lit. Je lui demande si je peux m’asseoir. Le monsieur acquiesce de nouveau de la tête. Une fois installé, je me présente, « Vincent, étudiant en psychologie. » Il ouvre alors les yeux et me dévisage, son regard est pénétrant, j’ai l’impression qu’il est en train de « déshabiller mon âme », selon l’expression d’Antonin Artaud à propos du regard de Van Gogh dans un de ses autoportraits. Après ce contact visuel intense, il ouvre enfin la bouche et me demande avec une voix très faible, « Alors, qu’est ce que vous pensez de moi ? ».  Je suis pris par surprise, sa question est abrupte, il rentre dans le vif du sujet, et le sujet est vif, que répondre ? Silence. Je botte en touche, je ne me sentais pas lui dire que je pensais qu’il était dans la merde, au sens propre, comme au figuré. Je lui réponds que je ne savais pas, que je ne le connaissais pas… et puis me vient cette question, « Et vous, qu’est-ce que vous pensez de vous ? ». Je ne m’attendais pas à la réaction qui a suivie, Mr X a fondu en larmes, il pleurait, il pleurait. Entre deux sanglots, il me dit, « Je suis foutu, vous voyez bien, je suis foutu ! ». J’en reste coi. J’ai envie de m’excuser de lui avoir posé cette question, je me dis que l’aide-soignante avait  tord, ça pouvait être pire et que j’en étais le responsable. « Qu’est-ce que vous avez comme maladie ? » et de nouveau j’assiste à un déluge de pleurs. Je l’ai revu quatre ou cinq fois comme ça, et à chaque fois j’avais l’impression que mes questions étaient des coups de poignard, mais il me répondait. Un jour où j’avais rendez-vous avec lui, au briefing du matin, j’exprime à l’équipe mon embarras. J’explique que j’avais l’impression de le faire souffrir et que peut-être valait-il mieux que j’arrête le suivi. Les avis étaient partagés autour de la table. Finalement, il en revenait à moi d’en juger. C’était le matin, nous avions rendez-vous l’après-midi et pourtant, contre tous les principes qu’on m’avait appris en formation, je décide de ne pas respecter l’heure prévue et d’aller le voir le matin-même. Je frappe à la porte, il me répond, j’entrouvre alors la porte et lui demande si je peux venir. Il me répond que non, qu’il n’est pas encore lavé. Je lui dis alors, « Peut-être préféreriez-vous que je ne vienne plus ? ». Il me répond, « Mais non, mais non, pas du tout, venez cet après-midi, comme convenu, il faut que je me lave ! ». Je referme la porte et m’en retourne dans la salle de soin un peu penaud, je lui avais tendu une perche pour qu’il me foute dehors et il ne l’a pas prise. L’après-midi arrive, je vais le voir à l’heure dite, la boule au ventre, de peur d’être encore confronté à sa souffrance. L’atmosphère est plus détendue, nous parlons de la pluie et du mauvais temps, j’entrevoie un rayon de soleil. Il arrive avec une question, la seconde de sa part depuis le début de nos entrevues, la première étant celle qui avait initié nos échanges, « Qu’est-que vous pensez de moi ? ». Il craignait, qu’une de ses filles avec qui il était en froid depuis de nombreuses années veuille vendre la part de son héritage, et qu’elle prive ainsi sa compagne de l’usage de sa maison. Il voulait savoir ce qu’il en était sur le plan légal. J’étais incapable de lui répondre mais je me souviens avoir éprouvé un grand soulagement à l’entendre se préoccuper de cela. Je lui ai dit que j’allais en parler à l’assistante sociale qui lui répondrait sans doute rapidement. Je me lève, il souriait et moi aussi, je le salue et part avec le sentiment du devoir accomplit. La semaine suivante, quand je reviens, j’apprends que Mr X est passé à trépas. Je demande s’il a rencontré l’assistante sociale avant de partir. On me répond que oui et qu’elle lui avait assuré que sa compagne avait l’usufruit de la maison, autrement dit, qu’il pouvait mourir tranquille.

7 réflexions sur “Un regard à déshabiller l’âme

  1. Encore un commentaire éclairant, à propos, as-tu vu que j’ai utilisé ton dernier commentaire comme point de départ à l’article, 105. Une lumière dans les ténèbres ?

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      1. J’en suis très honoré. Il y a des articles qui m’apportent plus que d’autres quand je les écrits, ta phrase m’a permis de passer un bon moment. Dès que j’ai un peu plus de temps, pourquoi pas pendant les vacances prochaines, j’arrive.

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  2. Désolé ce sera difficile je passe les vacances chez mes chers enfants en corréze .Je fais cependant une halte demain soir chez gael…
    en attendant je te soumet ces quelques mots
    je suis

    petit point géographique
    minuscule
    insuffisant et indispensable
    important et inutile
    là et ailleur
    pour et contre
    je suis

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Répondre à gautier yves Annuler la réponse.