« Décrire un tableau de Van Gogh, à quoi bon ! Nulle description tentée par un autre ne pourra valoir le simple alignement d’objets naturels et de teintes auquel se livre Van Gogh lui-même,
aussi grand écrivain que grand peintre et qui donne à propos de l’œuvre décrite l’impression de la plus abasourdissante authenticité. »
C’est un extrait du « Suicidé de la société » d’Antonin Artaud. Assurément Vincent van Gogh était les deux a la fois, un grand peintre et un grand écrivain, sa correspondance en témoigne, cependant une de ses lettres est pour le moins confuse. Je veux parler de sa dernière lettre, celle commencée le 24 juillet 1890 qui a été retrouvée sur son corps de suicidé agonisant trois jours plus tard. C’est sans doute la plus célèbre de ses lettres, voici les derniers mots écrits;
« Eh bien mon travail à moi, j’y risque ma vie et ma raison y a sombré à moitié -bon- mais tu n’es pas dans les marchands d’hommes pour autant que je le sache, et tu peux prendre parti, je le trouve, agissant réellement avec humanité, mais que veux-tu ? »
Eh bien moi, je dis que cette phrase n’a ni queue ni tête. J’ai beau la retourner dans tous les sens, je n’y comprends rien. C’est une phrase de quelqu’un qui perd la raison, c’est la phrase d’une personne présentant des troubles idéo-verbaux. Je n’arrive pas à faire de lien logique entre ces propos. Mon observation m’inquiète un peu, nulle part je n’ai lu pareil constat. Peut-être est-ce moi et non le grand peintre et écrivain qui pète les plombs ? Mais tant pis, ça ne sera pas la première ni la dernière que je passerais pour un idiot. Non, vraiment, ce « Que veux-tu ? », par exemples, n’a rien à foutre là. Il ne vient pas en réponse à une demande de son frère et il ne vient pas non plus ponctuer une phrase dans laquelle il fait part de son impuissance, il aurait écrit, « J’ai tout essayé, je n’y arrive pas, mais que veux-tu, c’est comme ça! » Je n’aurai pas tiqué. J’ai donc l’impression que son propos est décousu et cette impression est confortée par la forme du texte originale que voici,
Remarquez que contrairement au reste de la correspondance de Van Gogh ce texte n’est pas ponctué. Dans un discours dissocié, le fait qu’il n’y ai pas de lien entre les phrases, ne veut pas dire que les phrases, prisent individuellement, n’ont pas leur cohérence propre. C’est le cas de « Que veux-tu » qui est une formulation cohérente. Cela fait trente ans environ que cette question hante mon esprit, c’est une énigme, pourquoi est-elle là ? À qui s’adresse telle ? Il y a deux jours en écrivant le billet 181, cette phrase s’est précipitée sur mon écran d’ordinateur. Le contexte était différent, je m’adressais à l’amour, je lui reprochais de me fuir et je lui demandais ce qu’il attendait de moi pour venir. Parmi les poèmes qui ont marqué ma vie, il y en a un qui occupe une place particulière.
amour que je ne peux chanter
toi mon linceul et ma proie d’ombre
mon havre de détresse
mon rivage d’amertume
ma prison
ma nuit
mon soleil dévasté
amour prisonnier
des tentacules de l’angoisse
je deviens fou à essayer
de t’unir à mes jours atroces
Il est l’œuvre de Francis Giauques et si c’est un poème si important pour moi, c’est qu’il me vient à des moments où j’ai particulièrement besoin de poésie, quand j’éprouve le manque de la corde autour du cou. Je l’ai trouvé ici;
Je vais faire comme Michel Drucker à la télé, je lève la main en signe de salut vers l’écran de mon ordi et je dis « Stéphane, si tu me lis !! ». Petite aparté, désolé. Je reviens à mon propos et je m’interroge, quand ce « que veux-tu ? » s’est précipité sur mon écran, le contexte était-il vraiment différent du contexte qui a précipité ces mêmes mots sur le papier du pauvre Van Gogh ? On peut penser légitimement que non, non parce que Vincent Van Gogh était à ce moment aussi en désespérance d’amour. Il était dans cette phase où le phare éclipse la lumière pour reprendre une expression qu’il a lui-même empreinté à Victor Hugo.
« Victor Hugo dit : Dieu est un phare à éclipse, et alors certes maintenant nous passons par cette éclipse. »
– Lettre à Théo, septembre 1888. T. III, p. 322.
Les jours de Vincent Van Gogh étaient également atroces et il essayait aussi de les unir à l’amour, il comptait pour ce faire non pas sur la poésie, mais sur la peinture,
« J’ai un besoin terrible de – dirai-je le mot – de religion – alors je vais la nuit dehors pour peindre les étoiles, et je rêve toujours un tableau comme cela avec un groupe de figures vivantes des copains… »
– Lettre à Théo, septembre 1888. T. III, p. 321.
Il enviait un autre peintre, Giotto, qui lui semblait avoir trouvé la sérénité qui lui manquait;
« Je voudrais seulement qu’on trouvât à nous prouver quelque chose de tranquillisant et qui nous consolât de façon que nous cessions de nous sentir coupables ou malheureux, et que tels quels nous pourrions marcher sans nous égarer dans la solitude ou le néant, et sans avoir à chaque pas à craindre ou à calculer nerveusement le mal, que nous pourrions sans le vouloir occasionner aux autres. Ce drôle de Giotto, duquel sa biographie disait qu’il était toujours souffrant et toujours plein d’ardeur et d’idées, voilà, je voudrais pouvoir arriver à cette assurance-là qui rend heureux, gai et vivant en toute occasion. »
– Lettre à Théo, septembre 1888. T. III, p. 322.
Giotto était un peintre du moyen âge dont les oeuvres étaient d’inspiration religieuse. La religion était une préoccupation majeur de Vincent Van Gogh qui a écrit dans une autre de ses lettres à son frère, datée de juillet 1880,
« Cherchez à comprendre le dernier mot de ce que disent dans leurs chefs-d’œuvre les grands artistes, les maîtres sérieux, il y aura Dieu là-dedans. Tel l’a écrit ou dit dans un livre, et tel dans un tableau. »
Et bien n’est-elle pas là l’explication à ces derniers mots de son œuvre épistolaire ? N’y a t’il pas Dieu là-dedans ? Ce « que veux-tu » n’est-il pas l’appel d’un désespéré à Dieu, d’un désespéré à l’amour ?
Spéciale dédicace à Yann.