168. Lettre ouverte à Lorànt Deutsch

image33

Lorànt,

Quand j’ai lu dans une interview que tu as déclaré à la suite de la publication de la nouvelle caricature de Mahomet que « La liberté d’expression est totale, dans le respect des lois de la République. Mais on devrait réfléchir au délit de blasphème, qui a été aboli », trois mots me sont venus à l’esprit,

Deutsch
Daesh
Dèche

Ensuite, comme tu parlais dans le reste de l’article de ta croyance et que tu en avais plein la bouche, j’ai pensé à un très vieux Monsieur avec qui j’ai voyagé pendant quelques jours sur le bateau de son association. Ce très vieux monsieur s’appelle Michel Jaouen. C’est un homme d’église, un père Jésuite. Il a consacré sa vie aux jeunes en difficulté, en commençant par ceux qui sortaient de prison. Il emploie d’ailleurs les même mots qu’Amédy Coulibaly, le terroriste de l’hypercacher, pour parler des prisons, « école du crime », et puis il a élargi son action auprès des toxicomanes, la drogue est aussi une prison, une prison de l’esprit. J’ai navigué avec lui pendant une quinzaine de jour. J’aimais nos discutions. Une fois que je m’étonnais auprès de lui de ne pas voir de signes religieux sur le bateau, alors qu’il est Jésuite, il m’a répondu; « Pourquoi veux-tu que je fasse chier ( je ne suis plus sûr du terme, mais le sens était celui-là, aussi fort) les autres avec ça, c’est mon truc, il y a une statuette de Marie dans ma cabine et c’est tout, ce qui m’importe c’est qu’on mange ensemble, pas chacun dans son coin ». Il ne faisait pas de grands discours dégoulinant sur l’amour, le respect, pas de bondieuserie, il faisait en sorte que l’amour soit présent en venant en aide à ceux qui souffraient, et en faisant se rencontrer des personnes de toute condition, « Le mélange, le mélange, j’te dirais qu’il n’y a que ça qui marche ». Il y a encore deux ou trois ans, en passant près des locaux de son association, je l’ai vu, au milieu de jeunes, genre Amédy Coulibaly, genre « Me casse pas les couilles », à débroussailler un terrain. Il avait 92 ans. C’est un homme qui n’a jamais choisi le chemin de la soumission. Il a été un résistant de la première heure, ses faux-papiers étaient au nom de Jean le cœur. Pour beaucoup de croyants, Dieu est un maître, auquel il faut obéir, se soumettre. Malheureusement, les personnes qui se soumettent jalousent la liberté des autres, ils ne supportent pas de voir les autres libres alors qu’eux-même sont incapables de l’être, alors ils tentent par tous les moyens de les soumettre, ainsi comme toi, Daesh et consorts, veulent que les insoumis, ne le restent pas, ils veulent que le blasphème soit réprimé. Le Dieu du père Jaouen, n’est pas un Dieu de domination, il n’y a chez lui aucune volonté de convertir ou de brider la parole de ceux qui embarquent avec lui. C’est une des choses qui m’a marqué à l’occasion de cette aventure, principalement humaine, ces nombreux débats, très animés, sur tous les sujets, même et surtout sur les sujets sensibles comme la politique ou la religion. Une liberté de parole que j’ai rarement retrouvée ailleurs. Chacun avait le droit d’affirmer ses convictions, et lui ne s’en privait pas, parfois même, il était à la limite de la mauvaise foi, pour un homme d’église, t’avoueras, que c’est un comble… Tu dis également dans l’interview, « Je suis juste quelqu’un qui croit en Dieu et qui ne l’impose à personne. Si vous n’êtes pas croyant, OK, mais ne m’interdisez pas de croire, et ne vous foutez pas de ma gueule. Je dis juste : écoutons-nous les uns les autres, et on s’en sortira. » Au demeurant, personne ne t’empêche de croire, en tout cas pas ceux qui dessinent le Christ ou Mahomet dans les positions les plus scabreuses, tu te trompes de cible. Toi, par contre, tu veux empêcher les autres de s’exprimer au nom d’un soi-disant respect de ta foi. Respecter les croyances, ça n’est pas ne pas rire des croyants et des croyances. Respecter les croyances, c’est accepter que chacun ait son intimité, sa cabine dans laquelle il vénère qui il veut, ça s’appelle la liberté de culte, c’est aussi faire en sorte que chacun puisse exprimer ses convictions religieuses, ça s’appelle la liberté d’expression. La liberté d’expression est totale, comme tu le rappelles fort justement et paradoxalement par rapport à la suite de ton propos, elle permet de blasphémer, mais aussi donc, elle te permet de pratiquer ta religion ouvertement. En demandant le rétablissement de l’interdiction de blasphémer, qui a été aboli avec la révolution française, tu intentes à la liberté d’expression et donc à ton droit de vivre ta foi ouvertement, ça s’appelle scier la branche sur laquelle on est assis. Les dessinateurs de Charlie Hebdo sont les « Jean le cœur » de notre temps, j’admire leur courage, ils nous sauvent de la « dèche ».

Quand tu veux on mange ensemble.
Bien à toi.

Vincent

Ps; « On ne parlait pas souvent de la foi, elle l’avait et quand on l’a, on n’a pas besoin d’en parler ». Michel Jaouen à propos de Florence Artaud.

165. Réduire la mort au silence

Il m’arrive de visiter le blog d’une certaine Anne. C’est un blog pornographique, plutôt artistique, disons que la chair, parfois, sur ce genre de blog, est triste, là, elle est plutôt gaie, l’orthographe « gay » convient bien aussi, puisqu’il y est question de lesbianisme, avec au moins une incartade hétérosexuelle, mal vécue d’ailleurs par une des protagonistes, l’infidèle a pris une gifle, ça c’est pas gaie, la violence. Si je vous parle de ce blog ici, sur Comme un cheveu, un blog plutôt philosophique que pornographique, c’est que j’ai trouvé que la fille qui l’anime a une écriture très agréable, artistique, elle aussi, extrait;

La vie m’a coincé dans un coin et elle m’a tapé dessus jusqu’à ce que je ne sente plus ni le mal, ni les piètres tentatives de caresse. Première chose à faire, déshydrater la sécheresse qui m’habitait depuis très longtemps. Voissà* m’a donné un corps et les regards des autres m’ont permis de le voir. Le plaisir de l’ange qui s’éveille.
Et puis est arrivée Dominique, une fille spéciale qui travaille dans la photo et occasionnellement pose pour les plus coquins des objectifs. Elle m’apprend à se donner, elle m’apprend à recevoir, elle m’apprend à accepter… et voilà que la vie se bouleverse. Je deviens l’amante d’une amie et la vie fait bien plus que me sourire, elle me prend dans ses bras et me fait tourbillonner jusqu’à la griselie… mot inventer pour dire que je me grise dans le vent chaud de son âme qui se penche sur moi… Dominique… ma Dominique qui me rend gouine par son bel amour.
Nous devenons le cliché l’une de l’autre et notre jeu érotique s’exprime par le regard convexe d’une lentille numérique.
Chacune se donne pour que l’autre la prenne… Ce blog sera notre salle d’exposition.
Je garderai le privilège de l’écriture.
Anne

* Le nom du site sur lequel est hébergé son blog

J’ai trouvé très belle la dernière phrase, « Je garderai le privilège de l’écriture ». C’est effectivement un privilège d’écrire, n’écrit pas qui veut. Je parle d’écrire dans le sens où on arrive à un dépassement, à un passage par dessus tous les bords, en écrivant. En écrivant sur mon blog, je cherche ce basculement et chaque fois, c’est avec l’appréhension de ne pas y parvenir que je me mets à la tâche. J’ai l’impression d’y jouer ma vie. Jorge Semprun a écrit un livre qui porte ce nom, « L’écriture ou la vie », il raconte qu’en 1945, peu après sa libération du camp de concentration de Buchenwald, il a fait un choix entre l’écriture et vivre, car l’écriture le replongeait inexorablement dans un vécu de mort,

« J’étouffais dans l’air irrespirable de mes brouillons, chaque ligne écrite m’enfonçait la tête sous l’eau comme si j’étais à nouveau dans la baignoire de la villa de la Gestapo à Auxerre. Je me débattais pour survivre. J’échouais dans ma tentative de dire la mort pour la réduire au silence ; si j’avais poursuivi, c’est la mort qui m’aurait rendu muet. »

Jorges Semprun, n’avait pas alors, en 1945, le privilège de l’écriture, qui est de réduire la mort au silence, de passer par dessus tous les bords, « que même la fin soit terminée. »

***
Passe-moi par dessus tous les bords
Mais reste encore
Un peu après
Que même la fin soit terminée

***
Passe-moi par dessus tous les bords
Encore un effort
On sera de nouveau
Calmes et tranquilles

***

Noir Désir, Les écorchés.

163. Leçon de ténèbres

Au futuroscope, il y a une attraction particulière. Il s’agit d’un parcours dans l’obscurité totale. On se met en file indienne, chacun doit mettre une main sur l’épaule de celui qui le précède, à l’avant de la file un accompagnateur montre le chemin. A un moment, le guide nous demande de lâcher celui qui est devant nous. On doit se débrouiller tout seul pour retrouver la sortie, mais nous n’y parvenons pas, il faut de nouveau nous appuyer sur les autres pour avancer dans la bonne direction. Cela me semble une métaphore assez juste de la condition humaine. Nous recherchons notre chemin dans l’obscurité et seuls les autres nous permettent de retrouver la lumière.

Let there be rock

Une amie qui attend un enfant et à qui j’avais raconté comment j’avais rendu hommage à un jeune homme passionné par la musique rock à son enterrement, m’a suggéré, en plaisantant, de venir faire la même chose, un « air guitar », au baptême de son fils. C’était vraiment une plaisanterie puisqu’elle ne compte pas le baptiser. Je lui ai répondu que je ne voyais pas sur quelle musique je pourrais le faire, je me suis mis à y réfléchir. A l’enterrement de mon jeune ami, j’avais choisi un morceau du groupe AC/DC, « Let there be rock », dont la traduction est « Que le rock soit ». Quelques années avant son décès, il était pré-ado, nous nous étions éclatés ensemble sur un morceau de Jimmy Hendrix, en faisant un « air guitar ». Je précise pour ceux qui ne savent pas ce qu’est un « air guitar », les mêmes sans doutes qui ne connaissent pas la traduction de « Let there ne rock », qu’il s’agit de faire semblant d’avoir une guitare électrique dans les mains et d’imiter les mouvements d’un guitariste sur scène. J’avais le souvenir de l’ivresse de ce moment passé avec lui et j’ai eu envie de le revivre, ma manière de le saluer une dernière fois. En préambule, j’ai lu un petit texte expliquant ma démarche, je craignais que ma danse électrisée ne soit perçue comme un manque de respect pour sa personne. On n’a pas l’habitude de ce genre de « show » à des cérémonies funèbres. Une fois le texte lu, j’ai invité ceux qui le souhaitaient à m’accompagner. Je me suis retrouvé finalement seul devant le cercueil de Jeremy, dos à l’assistance, à attendre que le gars des pompes funèbres envoie la sauce, jambes écartées, bien ancré dans le sol, guitare à la main. J’ai attendu quelques secondes dans cette position. Ce petit temps d’attente m’a permis de m’imprégner encore un peu plus de son esprit de révolte. Il avait de quoi être révolté le garçon, lui dont le petit frère était mort brutalement, en vingt-quatre heures, à l’âge de trois ans, emporté par une méningite fulminante, il était son ainé de trois ans. J’avais fait ce lien dans mon texte, en préambule à la danse, entre la souffrance qu’éprouvait Jeremy devant la mort de son petit frère et sa sensibilité au son saturé qui sort d’une guitare électrique quand elle est dans les mains d’un musicien comme Jimmy Hendrix. Quand j’ai entendu les premières notes de la batterie, j’étais à mon tour gonflé à bloc de rage devant la boite en bois qui contenait le corps sans vie de ce gamin de 22 ans et devant la souffrance de ses parents, de son petit frère et de ses deux sœurs, de ses amis. J’ai lâché les vannes à l’arrivée de la première note de guitare. Je me suis jeté à corps perdu dans la danse, passant de droite à gauche du cercueil, les yeux fermés comme électrifié, me secouant dans tous les sens, comme électrifié par la musique. J’ai fini le morceau torse nu, à l’endroit où je l’avais commencé, face au cercueil, essoufflé, le bras droit tendu vers le ciel, prêt à continuer le combat. J’ai conclu que c’est ce même morceau que j’aurais choisi pour faire un « air guitar » devant le berceau du fils de ma collègue en guise de bienvenue. Pourquoi attendre sa naissance ? Let’s there be rock !

Dieu du rire

image25.jpg

 

 

« Rire de Dieu, de ce dont des multitudes ont tremblé, demande la simplicité, la naïve malignité de l’enfant. Rien ne subsiste de lourd, de malade.»

Georges Bataille

Que c’est bon de rire! Peu importe que ce soit sur le compte de Dieu ou sur mon compte, de toute façon, c’est du pareil au même Dieu et moi, Dieu est moi, sans rire. On va encore m’accuser d’avoir un ego surdimenssioné comme cette collègue qui me dit hier, parce que je suggérerais à une autre collègue qui cherche un prénom pour son enfant de lui donner le mien,

– J’aimerais bien voir l’ego surdimensionné qui t’habite.

Je lui ai répondu dans un éclat de rire,

– Eh bien, tu n’es pas prête de la voir ma bite surdimensionnée.

Je sais, je suis un véritable enfant parfois, un Dieu du rire.

Vivante

Je me souviens du suivi de rééducation d’Emma THIESSE, une petite fille polyhandicapée.

Elle venait de rentrer au domicile familial après quasiment une année passée dans un service de réanimation néonatale quand son père m’a ouvert la porte de sa maison pour la première fois. Emma était dans le hall d’entrée, toute malingre, blottie dans les bras de sa mère. Après les politesses d’usage à l’intention de ses parents, je suis allé vers elle, j’ai accroché son regard, je lui ai souri et lui ai parlé, je savais cependant qu’elle ne m’entendait pas du fait de sa surdité. Elle s’est montrée tout de suite avenante, répondant à mes sollicitations par un large sourire, chose inhabituelle selon ses parents car ils ne la connaissaient jusqu’alors que dans la crainte des personnes étrangères, susceptibles de lui prodiguer des soins douloureux comme elle en avait si souvent (le creux de ses coudes étaient recouverts de petits trous, des cicatrices qu’avaient laissées ses prises de sang et autres perfusions, elle en avait aussi sur les pieds).

J’étais content de la voir, je pense qu’elle s’en est aperçue. Le suivi a duré cinq ans, jusqu’à ce qu’elle ne meurt, et pendant cinq ans, hormis les périodes d’hospitalisation et de vacances, une fois par semaine, le vendredi à onze heures, je la retrouvais riant silencieusement, contente du moment que nous allions passer.

En cinq ans de travail acharné, elle est tout juste parvenue à diriger son bras sur une dizaine de centimètres, et à refermer sa main sur une cordelette, puis à tirer dessus. J’ai su assez rapidement que je ne pourrai obtenir guère plus d’elle sur le plan de sa motricité, du fait de ses importantes séquelles neurologiques.

Le bonheur qu’elle avait quand après plusieurs minutes d’efforts surhumains, elle finissait par réussir à refermer ses petits doigts frêles sur la cordelette et à la tirer rageusement vers elle… Oh ! Si vous saviez ce qu’il y avait à ce moment-là dans ses yeux de fierté, de présence au monde !

Les séances duraient une heure environ, elle les terminait en nage, épuisée mais heureuse, conquérante tout à la fois de l’inutile et de l’essentiel. Vivante.

Elle s’est battue pour vivre avec une volonté incroyable Elle m’a donné une leçon de vie. Elle me porte dans mes épreuves.

Le père d’Emma a publié un livre passionnant et bouleversant qui raconte l’histoire d’Emma, il vient d’être réédité à MAREUIL Éditions, les droits d’auteur sont versés à l’association pour laquelle j’ai travaillé.